Janvier
2024 - Je n'avais aucune idée dans quoi je m'embarquais en entamant
la lecture de Cher Connard de Virginie Despentes. Je savais juste que
c'était un roman épistolaire ; pas du tout qu'il mettait en scène
un type lynché sur Internet suite à des accusations de harcèlement,
ni qu'une partie de « l'action » se déroulait durant les
confinements Covid du printemps 2020. Je l'aurais su, je ne l'aurais
d'ailleurs probablement pas lu. Quoi de plus emmerdant et
inintéressant en effet que les romans et les articles s'intéressant
aux gens qui s'insultent et s'engueulent sur Internet ? Les romans et
les articles parlant du confinement Covid de 2020, pardi ! Nous
sommes bien d'accord !
Il se fait
que 345 pages plus tard, j'ai en réalité adoré ce livre. Chef
d'oeuvre, 10/10. Pour moi, carrément le meilleur Despentes. Le plus
émouvant, le plus drôle, le moins con. Le seul bon, haha. Enfin,
elle réussit à finir un truc sans le foirer...
Alors,
d'accord, le dispositif narratif est bidon. Complètement. Despentes
imagine des échanges de textos et de mails entre un écrivain connu
metooïsé et une actrice grande gueule qui n'est pas sans rappeler
Béatrice Dalle mais de un, les gens ne se parlent pas comme ça via
textos et mails, jamais, et de deux, il n'y a pour ainsi dire aucune
différence de style, de point de vue, ni même de culture entre le
type et la femme. Tout le monde dans ce bouquin parle et pense comme
Despentes, aime le rap à la con que kiffe Despentes et connaît et
admire cette grosse conne de Lydia Lunch comme Despentes connaît et
admire cette grosse conne de Lydia Lunch.
Il se fait
que j'ai deejayé après deux concerts de Lydia Lunch. L'un à
Bruxelles, l'autre à Arlon. J'ai jadis lu des livres de Lydia Lunch,
dont j'ai complètement oublié le contenu et le style. J'aime bien
l'album Shotgun Wedding qu'elle a sorti avec Rowland S. Howard mais
je n'ai jamais vraiment cherché à en écouter d'autres. Je n'ai rien
contre Lydia Lunch, je ne lui ai même jamais vraiment parlé, sauf
peut-être pour lui dire « sorry, nobody knows any dealer here... »,
mais je peux dire que backstage, en connaissance de cause donc, cette
vieille cokehead tient beaucoup plus du pathétique chameau que de l'héroïne
féministe post-punk.
Et bien,
rien qu'une nuance du genre à propos de Lydia Lunch dans le bouquin
aurait pu rendre un personnage, peu importe lequel, beaucoup plus
crédible. Parce que non, nous ne vivons pas dans un monde où Lydia
Lunch est une sorte de Jésus féministe connue et admirée de toutes
et tous. Ca, c'est juste dans la tête de Virginie Despentes.
On s'en
fout, cela dit. Le plaisir dans ce bouquin est ailleurs que dans la
crédibilité. Il y a du kilomètre de punchlines souvent marrantes,
régulièrement pertinentes, des passages émouvants, ou même
carrément géniaux, comme la scène de la podcasteuse un peu trop
intrusive en Allemagne qui remet pas mal en perspective l'idée de
harcèlement moderne.
Il y a
surtout une vision assez juste de l'addiction à la picole, aux
drogues et à Internet.
J'ai
souvent dit que je trouvais que Despentes avait sur l'époque et la
société de bonnes intuitions mais n'était que rarement capable de
les développer correctement sur la longueur. Or, cette nature
épistolaire forcément fracassée et fragmentaire de Cher Connard
lui permet de passer d'un sujet à l'autre sans trop risquer de
s'embourber. Pas besoin de s'épancher des pages et des pages sur la
dystopie abominable des pass vaccinaux, par exemple. Un simple « à
quel moment de l'Histoire me suis-je intéressée à la situation
vaccinale de mes amis?» est beaucoup plus définitif pour rappeler à
quel point tout cela fut minable.
Je ne
serais pas étonné qu'une grosse partie du roman découle en fait
d'un journal tenu par Despentes durant le confinement. Il n'est cela
dit jamais certain que les opinions de ses personnages soient
vraiment les siennes. C'est que ça vanne sévère, y compris et
surtout à l'égard des néo-féministes dont Despentes est pourtant
une gouroute. Mais pas que, évidemment. Despentes, née en 1969, est
aussi une digne représentante de la Génération X. Elle a ce point
vue désabusé mais toutefois amusé sur les choses. L'auto-dérision permanente. Le nihilisme
tranquillou, ironique. L'incapacité totale à se sentir à sa place
où que ce soit. « Etre une déception sur tous les plans »,
écrit-elle, moins pour chouiner que faire marrer. « S'avouer
vaincu, s'avouer failli ». Or, être né en 1969, c'est aussi passer
cette année le cap des 55 ans. Autrement dit, devenir non seulement
VRAIMENT mais surtout OFFICIELLEMENT vieux.
Cher
Connard, entre beaucoup d'autres choses, c'est ça aussi : un bouquin
parlant de gens qui ne se reconnaissent ni dans les vieux encore plus
vieux qu'eux – les baby boomers, nos parents -, ni dans les jeunes
– les Millenials, les Z, tous ces tarés nés dans le digital qui
font très peur. Un bouquin qui parle de quinquas qui ont encore la
capacité physique et mentale, ainsi que l'envie, de faire des
conneries mais se rendent bien compte que l'on est passé dans un
monde, surtout depuis le Covid, où les conneries ne sont plus du
tout acceptées.
« Plus
personne n'est en faveur de la provocation. Maintenant tout le monde
veut être bien vu. Tout le monde veut être un bon élève. Le
fameux débilos au fond de la classe, assis à côté du radiateur,
qui dit des conneries pour le plaisir de foutre le bordel, n'est plus
une figure populaire. Le cancre de Prévert peut aller se rhabiller –
vous ne reconnaissez que le langage de l'entreprise. Sérieux,
responsable, du côté de la dignité et du plus gros chiffre.»,
fait dire Despentes à son clone de Béatrice Dalle.
Ou encore :
« Je viens
des années 80 – on se construit toujours dans la décennie dans
laquelle on a eu vingt ans – et je peux te dire que c'était la
détente la plus totale, à l'époque. Dès que tu avais fomenté une
théorie à la con, tu te dépêchais de monter sur une chaise pour
la déclamer à voix haute et il y avait toujours quelqu'un dans
l'audience pour trouver ça intéressant. C'était la logique inverse
des réseaux sociaux : plus c'était minoritaire, plus ça semblait
important. On n'était pas à la pêche aux likes. C'était le
contraire : on tenait à être haïs par les cons. »
C'est ce
qui m'a principalement parlé et touché dans ce bouquin : que ses
personnages mais aussi Virginie Despentes, en toute probabilité,
soient bien conscients de faire partie d'une génération paumée
dans un monde leur étant désormais non plus simplement indifférent
mais carrément hostile. Or, la Gen X n'a jamais cherché à prendre
le pouvoir, ni à se battre, encore moins à changer les choses. Son idéal est de se défoncer en
déblatérant des conneries en attendant la mort. Dans la savane, ce
seraient des zèbres, certainement pas des lions. Or, il y a
soudainement beaucoup de fauves sur la plaine. Et ils ont faim !
Tout cela
dit, le plus marrant pour moi, c'est que Cher Connard me donne
surtout envie d'écrire. Comme je disais au début de ce post - très
sincèrement quoi que l'on puisse en penser -, je n'ai jamais
vraiment compris en quoi des articles et des bouquins sur des gens
qui s'engueulent sur Internet pouvaient présenter un quelconque
intérêt. Le cyberharcèlement n'est pas un fléau moderne, c'est un étrange marronnier journalistique, l'étage encore en-dessous du chien écrasé. Franchement, ça intéresse qui, des meufs
qui se font insulter sur Facebook ? Il ne se passe rien de plus
intéressant dans le monde en ce moment, les Albert Londres 2.0 ?
Despentes a la réponse à ça : ça intéresse les fauves. Pas les
zèbres.
Pif paf
pouf, 2024, un an et demi après la sortie du livre, voilà donc que
Despentes me prouve que l'on peut écrire sur le harcèlement via
Internet non seulement quelque-chose présentant de l'intérêt mais
quelque chose qui prend surtout une hauteur folle par rapport au
sujet et évite tous les pièges du militantisme gnangnan, le trip
neuneu « On te Croit », le victimisme et toutes ces conneries. Dans Cher Connard, la frontière est floue entre coupables et victimes, qui sont de toutes façons de simples produits de l'environnement culturel. Voilà qui est carrément empouvoirant, comme aiment dire les Chères Connasses. Voilà qui donne même
carrément l'envie d'en écrire un autre. A soi.
Alors, je
voudrais ça rigolo, percutant, revanchard et carnassier. Je ne
voudrais pas que ça rétablisse des vérités ou des réputations,
ça, j'en ai rien à branler. Mais je voudrais que ça fasse rire
les uns et avaler de travers les autres. Rendre la popularité au
fameux débilos au fond de la classe, assis à côté du radiateur.
Me faire haïr des cons mais amuser et faire réfléchir les autres.
Je n'ai encore ni pitch, ni angle, ni ton, ni personnages mais ce n'est
pas vraiment comme si la matière et les notes me manquaient, hein.
Haha.
Le truc qui
vous épargnera, c'est que je suis El Rey Procrastinator. Je suis
moins quelqu'un inspiré par Despentes que quelqu'un qui pourrait
inspirer Despentes. La caricature ambulante du Gen X, 55 ans en
octobre, bien parti pour devenir « un vieux qui s'encanaille ».
Autant dire que si on me dégotte trois comparses avec qui ricaner du
monde en tapant deux grammes et cinq boutanches, même de Retsina, je
ne l'écrirai jamais ce bouquin.
Tant mieux, non ?