Chaque
année, je me fais interviewer sur le gonzo, les blogs ou le
journalisme précaire par des étudiant(e)s, belges mais aussi parfois français. Voici la cuvée 2013. Il
me semble que je ne dis pas que des conneries mais il vous est permis
de me détromper, huhu.
Est-ce
que vous vous revendiquez gonzo ?
Parfois
mais c'est plus un clin d'oeil, voire une provocation, qu'une
véritable revendication. J'ai dans le milieu journalistique une
relative réputation de gros râleur alcoolique, voire drogué,
ingérable et pointilleux, donc j'ai tendance à surjouer avec ce
cliché, parce que cela m'amuse et que cela éloigne les cons. J'ai beaucoup lu Hunter Thompson, il
me fait bien marrer mais ce n'est à vrai dire pas du tout mon Dieu.
Mes véritables claques en matière de journalisme littéraire sont plutôt George Orwell, Jack London, Ryszard Kapusinski, Michael
Herr, Albert Londres ou, du côté de la littérature de voyage, des
gens comme Bruce Chatwin et Paul Theroux. Je parle là en tant que
lecteur. En tant que chroniqueur, mes influences sont
extrêmement variées : cela va du Rapido d'Antoine de Caunes
dans les années 80 à ce que déblatèrent les racailles dans le
bus, en passant par le ton du Nova Magazine du début 2000 ou même
les Guignols de l'Info sous Balladur. Dans ce que je publie, il y a,
selon les coups, une petite pincée ou une grosse louche de gonzo,
mais ce n'est pas forcément l'ingrédient principal.
Avez-vous
toujours écrit comme ça ?
Si j'en ai
l'occasion et la permission, oui. Mais je suis aussi copywriter et
même dans la presse,
si le
support se veut plus grand-public et « sérieux »,
j'adapte mon écriture. Je ne suis pas le Dernier des Mohicans et
encore moins le défenseur acharné ou l'héritier revendiqué de
quelque chapelle que ce soit.
La
manière dont vous écrivez vos articles et chroniques a-t-elle été
bien reçue par le public et dans les rédactions pour lesquels vous
avez travaillé?
A vrai
dire, je n'ai jamais vraiment cherché à le savoir. De toutes
façons, je crois que la franchise de ma grande gueule et mon esprit
très critique m'aliènent plus de clients et d'employeurs potentiels
que la teneur ou la portée de ce que j'écris. Me foutre
publiquement de la gueule d'un journaliste sur Facebook ou sur un
blog m'a toujours fermé plus de portes que mes articles. Que cela
soit dans les rédactions ou venu du public, j'ai entendu tout et son
contraire sur ce que j'écris et, en gros, je n'en ai sincèrement
pas grand-chose à foutre. Ca me fait bien sûr plaisir quand les
gens aiment ce que je fais mais je dois bien avouer ressentir
également souvent pas mal de satisfaction lorsque je me fais détester.
Dans un cas comme dans l'autre, cela ne m'empêche pas de dormir le
pouce en bouche.
Il y a
des gonzos francophones que vous admirez, ou du moins que vous
respectez ?
Si on s'en
tient au gonzo français selon Wikipedia
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Journalisme_gonzo
), je dois reconnaître que je n'en ai pas lus beaucoup. J'ai la plus
grande admiration pour le travail de Philippe Garnier et j'adorais
Philippe Manoeuvre dans Sex Machine et Métal Hurlant quand j'étais
ado, car il me faisait pisser de rire. Yves Adrien et Alain Pacadis,
je les estime quant à eux plutôt surestimés, voire carrément
nuls.
Existe-t-il
en Belgique une presse gonzo, ou une presse qui utilise certains
aspects du gonzo ?
Chez les
Flamands, je pense... mais je ne suis plus vraiment ce qui se passe en
Flandre, donc il faudrait creuser. Humo a été un putain de bon
magazine, très influent, très percutant, il y a quelques années,
et je suppose qu'il reste des traces de cette qualité. En Wallonie
et à Bruxelles, par contre, la presse est un cadavre. Donc, à priori, non.
Est ce
qu’il y a vraiment eu une presse gonzo en France et en Belgique
dans les années 60-70, à part dans les fanzines ?
En France,
oui, avec Actuel et la presse rock. En Belgique francophone, pas
vraiment, bien que des types comme Bert Bertrand, Gilles Verlant ou
même Philippe Cornet aient plus ou moins flirté avec le concept, à
un moment ou un autre de leurs carrières. En Flandre, je pense que
l'idée est plus diluée dans le mainstream, parce que les médias y sont généralement nettement plus influencés par ce qui se fait en
Amérique et en Angleterre que du côté francophone, où on adapte
plutôt péniblement les tendances françaises.
Pensez
vous qu’en France et en Belgique le public est moins réceptif au
gonzo que chez les Ricains?
Oui, c'est
plus marginal. En Angleterre et aux USA, il y a des figures
médiatiques modernes qui sont clairement gonzo, comme Jon Ronson,
Louis Theroux ou ce journaliste qui a vécu un an dans le New York
contemporain selon les préceptes de la Bible. Ils vendent leurs
droits à Hollywood, ils sont connus, ça cartonne. C'est clairement
de l'infotainment mais il n'y a rien à redire, vu que c'est fait
avec talent et semble même respecter une certaine éthique. Ces mecs
là sont pop, sortent des blagues, jouent avec l'info qu'ils
récoltent. C'est décomplexé, à la fois marrant et informatif. A
ma connaissance, on n'a pas d'équivalent notable. Ici, soit le
journaliste embarque une caméra cachée pour piéger un médecin
malhonnête comme si c'était le Nixon du Watergate, (alors qu'au
fond, on s'en branle), soit c'est le trip Florence Aubenas qui va
vivre chez les pauvres pendant 6 mois et en sort un bouquin voulu
humaniste et militant, donc chiant. Louis Theroux a fait une émission
de télé assez marrante sur sa vie chez des néo-nazis américains,
qui les présentaient comme d'aimables abrutis. Je crois que personne
n'oserait faire ça en France, mélanger légèreté et humour dans un documentaire sur un sujet pareil. Au contraire, chaque fois qu'un
journaliste s'infiltre au Front National, c'est pour sortir un
document « plein de vérités », blablabla, sur « le
retour de la peste brune » plutôt que de royalement se foutre
de la poire de ces gros cons.
Je pense
que c'est une question de regard, de formation mais aussi
d'hiérarchisation de l'info récoltée. Le bouquin d'Aubenas, il y
avait certainement moyen d'en faire un truc bien rock and roll,
rigolo et malgré tout coup-de-poing, véridique et triste, quasi gonzo
donc, avec exactement les mêmes infos. Un pauvre, ça dit quand même
des conneries, c'est pas toujours malin, mais c'est quasi tabou de
dire ça, donc on le présente comme une victime de la société.
C'est un autre storytelling que les Anglo-Saxons, un autre regard,
d'autres préjugés même. Je pense aussi que le gonzo et le nouveau
journalisme américains des sixties sont au fond assez mal connus
chez nous, ne fut-ce que parce que pas mal de bouquins n'ont jamais
été traduits, ou mal traduits, ou alors sont épuisés. Qui connaît
Terry Southern en France ? Qui connaît le White Album de Joan
Didion en Belgique, alors qu'il n'a été traduit, et partiellement
encore bien, qu'il y 3 ou 4 ans, suite au succès de l'Année de la
Pensée Magique ? Il y a une méconnaissance, une méfiance même
de ce type de journalisme en France et en Belgique. C'est assez
paradoxal parce qu'un grand prix de journalisme, c'est le Prix Albert
Londres. Or, quand on lit Albert Londres, c'est un mec qui écrit
énormément à la première personne, interroge les gens au bistrot,
partage ses impressions et dans le cas de la traite des blanches ou
des conditions de vie au bagne, utilise même son pouvoir de
journaliste pour influencer la suite des évènements. Bref, c'est
assez gonzo, même si le Prix Albert Londres récompense aujourd'hui
le plus souvent des journalistes qui sont aux antipodes de sa façon
de procéder.
D’ailleurs
est ce qu’on peut vraiment encore parler de gonzo aujourd’hui ? Ça
ne serait pas un bel anachronisme ?
Le gonzo,
c'est un truc bien marrant mais mort et c'est très bien que ce soit
mort. C'est de la blague, de la forfanterie bourracho des seventies.
Le travail de Thompson est partagé entre des couillonnades tenant de
la blague de bistrot et des articles ou des livres beaucoup plus
travaillés qui s'inscrivent dans une tradition de journalisme
littéraire qui remonte à London, Orwell, Hemingway, aux récits
d'explorateurs et d'aventuriers, à Truman Capote. Je pense que ce
qui comptait pour lui, c'était une certaine qualité d'écriture, le
plaisir de lecture, la confiance dans l'intelligence du lecteur et de
faire part de ses observations et de ses expériences de la façon la
plus cash possible. Le gonzo, c'est la justification de la défonce
et de la biture, l'emballage, rien de très passionnant. Le reste, le
gros morceau, ce n'était que de journalisme nettement plus
traditionnel que révolutionnaire. C'est cela qu'il faut retenir. Le
gonzo plus folklorique, il faut l'updater, si on le veut vraiment :
tenir compte du net, des moyens de défonce actuels, des limites du
concept aussi.
Est ce
que ces mouvements de journalisme extrême correspondent à un
contexte particulier? Dans les années 60-70, c’était la recherche
maximale de liberté.
Ce n'est
pas du journalisme extrême, c'est du journalisme réactionnaire, au
bon sens du terme. Je ne pense pas que Tom Wolfe, Thompson, Didion,
Norman Mailer et les autres figures du nouveau journalisme américain
cherchaient la liberté maximale. Comme leurs éditeurs et les
commanditaires de leurs articles, ils cherchaient surtout à se
démarquer, s'amuser, reluire leur égo démesuré dans le cas de Mailer, proposer autre chose que la merde en pot qui se
publiait à l'époque. Eux, ils voulaient se la jouer Hemingway ou
Truman Capote plutôt que de pisser de la copie, revenir à certains
fondamentaux du journalisme, en inventer de nouveaux en phase avec
l'esprit de l'époque. La presse était déjà en crise, surtout à
un niveau éthique et moral. Ce n'est donc pas un hasard que l'on
reparle autant de gonzo en ce moment, parce que les médias sont à
nouveau en crise, d'aileurs partiellement pour les mêmes raisons.
Vous sortez d'une école de journalisme avec de grandes idées et la
réalité du boulot, c'est de pisser de la copie de merde. Vous avez
Internet, des idées et des modèles, éventuellement de l'argent.
Vous proposez dès lors un truc en réaction et comme vos potes se
font bousiller par le Système décadent en place, vous avez La Rage.
C'est la même logique, je pense.
Aujourd’hui,
ça ne serait pas tout ce qui vient avec Internet ? Ce journalisme de
brèves, la course à qui publiera l’actu en premier, mais sans la
creuser plus que ça, des flux d’informations dans tous les sens,
la malinformation qui se répand aussi vite que la malbouffe… Et
donc une envie de journalisme plus long, plus lent, plus littéraire
?
Les mooks
sont clairement une réaction au journalisme de brèves mais le
journalisme littéraire n'est pas forcément gonzo. Chez XXI, je ne
suis pas certain que qui ce soit en ait à foutre de Thompson, ils
sont plutôt dans un trip qui descend de Joseph Kessel et Ryszard
Kapusinski. Mon impression, c'est que cela ne s'oppose pas comme la
malbouffe et la gastronomie. C'est plutôt parallèle. De l'info
directe et mal foutue et puis, pour ceux qui veulent fouiller, du
travail de plus longue haleine.
Employer
la première personne, insertion vos pensées et vos opinions,
langage parfois ordurier, relater ce que vous ressentez, voyez,
entendez… Est ce que tout ça, ça rend l’information, le fond
d’un article plus attractif aux yeux du lecteur?
Pas
forcément. Mal fait et même Thompson l'a souvent très mal fait,
c'est plus pénible qu'autre chose. Il faut avoir des choses à dire
et toujours garder à l'esprit qu'il y a des choses intéressantes à
partager et d'autres qui n'ont pas grand intérêt. Dans Limonov
d'Emmanuel Carrère, je trouve par exemple les passages où Carrère
parle de lui assez superflus, même s'ils expliquent très bien la
fascination du bobo de base parisien pour une figure extrême. Le
bouquin est génial mais ces justifications sont vraiment
masturbatoires. Si un mec prend le temps d'écrire un bouquin pareil,
on se doute bien qu'il est fasciné par le sujet, pas besoin de le
rappeler toutes les cinquante pages, haha.
Le bon
journalisme, c’est forcément celui qui sera le plus objectif?
L'objectivité
dans le journalisme, c'est un débat sans fin, qui tient presque du
parti-pris philosophique. Personnellement, je ne crois pas à
l'objectivité dans le journalisme. Lors des attentats de Boston,
j'ai entendu je ne sais combien de journalistes répéter qu'ils
avaient l'impression d'être dans une zone de guerre. Combien
d'entres eux connaissent la réalité d'une zone de guerre ? En
quoi cette comparaison était légitime ? Un attentat à la
bombe ressemble à un autre attentat à la bombe, ils auraient donc
très bien pu parler de scènes comparables avec ce qui se passe dans
les bus et les pizzerias israéliennes mais ils ont parlé de zone de
guerre, ce qui sous-entend une action militaire, une occupation, une
action planifiée et visible. Bref, parler de zone de guerre dans ce
cas-là, pour moi, c'est déjà dévier de l'objectivité et ce n'est
là qu'un tout petit détail repéré dans tout ce qui se dit et se
lit aujourd'hui et est pourtant censé être parfaitement objectif.
En tant
que bloggeur, vous pensez que le gonzo sur Internet a moins de
légitimité que sur le papier?
Je ne me
pose pas ce genre de questions. A partir du moment où une écriture
est pertinente, peu m'importe le support. Net contre papier est un
débat pour lequel je n'ai pas le moindre intérêt.
Vice
magazine, c’est le digne héritage du gonzo (même si ils ne
revendiquent absolument pas cette filiation)?
Vice
Magazine est à bien des égards fascinant et marquera certainement
l'époque mais je n'y vois absolument rien de digne. Ils sont même
carrément champions pour griller des sujets en or, avec leurs
articles superficiels torchés en semi-mongolien. Dire que ça
descend du gonzo est sans doute vrai mais ça descend du gonzo comme
Closer descend de Kenneth Anger. C'est un produit pute fait pour
ramasser la maille et glorifier le néant, pas élever ou éclairer
les esprits et encore moins chercher à faire avancer le journalisme.