Gamin au pensionnat de rupins, George Orwell faisait pipi au lit, craignait les séances de branlettes collectives et se sentait espionné en achetant du chocolat. Ce traumatisme du système scolaire anglais explique peut-être les passages les plus faibles de 1984, ceux pourtant censés décrire l'horreur absolue.
On n'a pas ici l'ambition de réécrire l'histoire littéraire comme le ferait dans le bouquin le Miniver, le Ministère de la Vérité chargé de truquer le passé et les souvenirs du peuple. 1984 est un tricot d'observations pertinentes et d'intuitions géniales, une dénonciation en gros implacable du stalinisme ainsi qu'un hommage vibrant aux libertés individuelles. C'est aussi un roman de mauvaise anticipation, à la trame narrative simplette, aux personnages mal pensés, à la psychologie naïve et aux incohérences dignes d'un blockbuster hollywoodien contemporain. En 1984, le Royaume-Uni a été marqué par les grandes grèves des mineurs, la montée des Smiths, les culs velus en shorts de cuir de Frankie Goes To Hollywood tout le temps, partout, ainsi que par la visite de courtoisie chez Madame Thatcher de Mikhail Gorbatchev, représentant d'un système politique alors en pleine déroute et de moins en moins ennemi. Ca, Orwell ne l'avait pas vu venir. Normal : son 1984 s'inspire surtout du Moscou sous Staline et du Londres d'après-guerre, avec ses cratères dus aux bombardements nazis, son rationnement alimentaire, sa propagande patriotique et sa nostalgie de l'Empire Britannique, alors en pleine phase de décolonisation.
On le sait, Orwell s'est pour 1984 aussi largement inspiré de Nous Autres, dystopie de 1920 signée de l'écrivain russe Ievgueni Zamiatine, ainsi que de La Kallocaïne, autre dystopie, cette fois parue en 1940 et imaginée par la Suédoise Karin Boye. Orwell entendait au travers 1984 lancer un cri d'avertissement politique fort. On peut donc penser qu'il était chaud-boulette sur son gros tas de notes, qu'il savait quoi dénoncer, maîtrisait au mieux sa critique du système soviétique, du double-langage et des dangers du socialisme anglais. Par contre, il est aussi permis de suspecter que l'auteur n'entendait que pouic aux codes de la science-fiction et de l'horreur et c'est peut-être bien pourquoi toute cette belle théorie s'est finalement transformée en grosse bouillabaise où les observations politiques tranchantes flottent à côté de gros grumeaux de pures couillonnades fictionnelles.
Big Moustache is watching you
Le roman reste aujourd'hui connu pour ses archétypes devenus clichés (Big Brother, la novlangue, la réécriture de l'histoire à des fins de propagande interne...) mais le monde qu'il caricature est bel et bien mort, sauf peut-être en Corée du Nord. 65 ans après sa publication, 61 après la disparition de Staline, 1984 a vieilli. La surveillance généralisée, la détention arbitraire, la torture et l'assassinat ciblé existent certes toujours, y compris dans des pays réputés libres. Mais Orwell n'a pas imaginé que l'on pourrait dès 1984 très bien ne pas tuer un opposant politique, ne pas censurer une voix dissidente. On peut aujourd'hui se contenter de totalement la décrédibiliser médiatiquement, de faire passer grâce aux réseaux sociaux le mouvement insurrectionnel pour un ramassis de clowns conspirationnistes, de minimiser l'impact de révélations ou même miser sur la possibilité que tout le monde se fiche comme de son premier lolcat de ce qu'un fuitard peut bien dévoiler des rouages d'un système corrompu. Dans 1984, il y a du Staline et du Trotski. Par contre, pas la moindre trace d'un ancêtre de Julian Assange ou d'Edward Snowden. Normal. Ce qui l'est moins, normal, c'est qu'au moment d'imaginer l'horreur absolue, la fin de l'humanisme, un système tyrannique s'installant pour durer éternellement, Orwell se soit empêtré dans un concept totalitaire futuriste aussi wtf qu'une dichotomie fantaisiste entre une large majorité de prolétaires plus ou moins libres et une petite poignée de membres du Parti vivant à eux seuls une expérience totalitaire full options, avec sa surveillance omnisciente irréaliste (qui surveille les surveillants?) et cette énigmatique interdiction sexuelle entre adultes pourtant consentants.
Le totalitarisme des chambrées de jeunes garçons anglais
Une hypothèse marrante qui permet de donner sens à ces incongruités implique de relire 1984 à la lumière de la nouvelle Such Such Were The Joys, finalisée au printemps 1948, quelques mois avant la touche finale portée par Orwell à 1984. L'auteur y décrit la vie malheureuse qui fut la sienne à Crossgates, transposition littéraire à peine déguisée d'un pensionnat huppé du Sussex où il a été envoyé tout gamin. Un monde refermé sur lui-même, où quelques règles aussi basiques qu'arbitraires sont dictées par le Headmaster, figure d'autorité menaçante, quasi divine, qui voit tout, sait tout, et recourt au châtiment corporel pour sanctionner ce qu'il considère être des transgressions, volontaires ou non. S’instaure forcément parmi les petits pensionnaires la plus morbide des paranoïas. Ils se dénoncent les uns les autres, non sans plaisir sadique. Leur solitude est abominable. Ils sont mal nourris et déracinés dans un monde clos où des plaisirs simples comme de mariner dans un bain chaud ou de savourer un morceau de chocolat leurs sont momentanément interdits. Crossgates est un pensionnat pour garçons, autrement dit un environnement où le sexe est en principe absent et où les accusations de pédérastie mènent aux coups de canne, voire aux expulsions. C'est une école anxiogène, brutale et froide, et pourtant, quand ses pensionnaires la quittent, ces gamins promis à devenir cadres de l'administration gouvernementale britannique gardent presque tous une dévotion quasi religieuse pour le Headmaster. Ils lui sont reconnaissants d'avoir fait d'eux des hommes bons, honnêtes et droits. Tout comme à la fin de 1984, après toutes les tortures qu'il a subies et malgré qu'il soit promis à une mort aussi violente que subite, Winston Smith se met à aimer Big Brother d'un amour sincère et inconditionnel.
Dans le roman, l'endoctrinnement ne concerne que les membres du Parti. En dehors de celui-ci, « les proles » vivent une vie miséreuse mais exempte de surveillance rapprochée. Si des agitateurs apparaissent, ils sont neutralisés, mais 1984 ne semble pas envisager qu'un leader charismatique révolutionnaire puisse émerger de la masse inculte. A Crossgates, la tyrannie à laquelle le Headmaster soumet ses élèves n'est elle aussi effective que dans l'enceinte de l'établissement. En dehors, la vie villageoise continue tranquillement et on peut supposer que les gamins pensionnaires, future élite de la nation, avaient des paysans et des petits commerçants des alentours une perception assez semblable à celle qu'a Winston Smith des prolétaires dans le roman : des êtres aux mœurs rudes mais charmantes, à la crasse romantique, exclus de naissance des brillantes carrières institutionnelles, mais jouissant d'une liberté désirable.
Le chocolat, c'est l'esclavage
A Crossgates, Orwell pissait au lit. Chaque soir, flippé, il priait Dieu pour que sa vessie tienne jusqu'au lendemain matin. Mouiller ses draps était sévèrement sanctionné par le Headmaster et Orwell racontera plus tard que c'est précisément cette expérience de se prendre des coups de canne pour un acte involontaire qui lui fera comprendre que l'on vivait dans un monde dont il lui serait impossible de respecter les règles. Quand Winston Smith est arrêté dans 1984, il croise en prison un voisin pourtant tranquille à qui il est curieusement reproché d'involontairement critiquer Big Brother dans son sommeil. Autre coïncidence amusante, peut-être frappante : dans Such Such Were The Joys, Orwell raconte aussi qu'un jour qu'il est envoyé faire une course au village, il s'achète en douce du chocolat avec de l'argent qu'il a caché. Alors qu'il sort de la confiserie, un homme le dévisage longuement et le gamin est vite persuadé qu'il s'agit en fait d'un espion du Headmaster. Il s'attend à être dénoncé et puni, comme n'importe quel morveux dont la culpabilité se transforme en paranoïa galopante. Winston Smith vit dans le roman une expérience similaire : il découvre par hasard une charmante boutique d'antiquités dans les bas-fonds de Londres, loue au propriétaire une chambre meublée où écrire tranquillement ses tourments et faire l'amour à Julia et hop, le type est en fait un espion du Parti qui les dénonce aux autorités. C'est cauchemardesque mais délirant, comme une crainte d'enfant. Dans la nouvelle, Orwell reconnaît d'ailleurs qu'il fut grotesque de penser qu'un maître d'école placerait des espions ici et là afin de s'assurer que le règlement de son établissement soit respecté même là où il ne s'applique pas. Dans le roman, par contre, il semble plutôt logique à l'auteur que son héros soit dénoncé par un espion qui n'a aucune raison de l'être, propriétaire d'un immeuble qui n'a aucune raison d'être surveillé et où le personnage est entré totalement par hasard. Licence poétique, toi qui excuse les pires incohérences...
La caméra sur le parking du Monoprix
Souvent naïf, un poil trop moraliste, plus british que gauchiste, George Orwell avait ses idées et ses doutes, qu'il défendait plutôt pas mal quand il se contentait d'observer ses marottes ; c'est-à-dire les pauvres, le socialisme et ses perversions. Imaginer un futur horrifique crédible lui semble par contre avoir été plus difficile. La tirade finale du personnage d'O'Brien, sbire du Système qui torture Winston Smith, est ainsi à peine digne d'un méchant peu inspiré de James Bond : « Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies. Commencez-vous à voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides utopies hédonistes qu’avaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu’il s’affinera, deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde, sera le progrès vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendant être fondée sur l’amour et la justice. La nôtre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. » (1984, Gallimard 1950 p. 376.)
Enfantin, caricatural, de l'ordre de l'improbable croquemitaine, ce portrait d’un état totalitaire éternel qui n'a d'autre but que de broyer l'individu, qu'est-ce vraiment, sinon un update athée d'une description de l'Enfer, pas que scolaire ? 1984 est censé décrire le système politique le plus abject et traumatisant de l'histoire, le bouquin est écrit même pas 5 ans après Auschwitz, et tout ce qu'Orwell arrive à nous sortir, c'est que l'avenir du stalinisme pourrait drôlement ressembler à une expansion à niveau mondial du système éducatif huppé anglais. Avec, en plus du panpan-cucul, des caméras partout et la peine de mort post-coïtale. Ainsi qu'un Headmaster/Big Brother/Staline/Satan en guise de nouvelle entité impossible à vaincre. C'est immature et nawak, aussi nawak que Matrix et Twin Peaks, qui sont, comme 1984, des œuvres à l'intelligence éventuellement accidentelle, aux concepts vertigineux et au freestyle tellement vague qu'elles permettent en fait à n'importe qui d'y greffer n'importe quelle théorie geeky et pseudo-profonde. Le genre de catalyseur des folies de l'époque qui fait, dans le cas d'Orwell, que 1984 est vu à la fois comme un grand roman socialiste et une bible libertarienne, un généreux pamphlet anticommuniste et un épouvantail sécuritaire. Tout et son contraire, donc. Une dénonciation du bolchévisme, du Patriot Act, d'Hadopi, d'Echelon, de l'Union Européenne, de la lutte des classes, de Facebook, d'Obama, de Poutine, de la NSA, de la caméra sur le parking du Monoprix et même de Loana. Ca non plus, Orwell ne l'avait pas vu venir.
Texte écrit en collaboration avec Emmanuelle Raga, d'après son idée, et publié dans Gonzaï n°7, juillet/août 2014, toujours en vente sur le site.
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