mercredi 27 novembre 2019

AFFAIRE POLANSKI : J'ACCUSE PARTOUT, JUSTICE NULLE PART




Ca aurait sans doute clôturé en beauté une année riche en nawak : j'ai été invité à débattre avec des féministes en décembre autour des affaires Polanski et puis... l'idée a été enterrée. J'étais pourtant prêt, carrément chaud, j'avais même pris des notes, histoire de ne pas dire trop de conneries. Les voici proprement ordonnées et démerdez-vous avec ça !!! Moi, je retourne à The Mandalorian et Watchmen !


Je ne sais pas si je comprends très bien où veulent en venir celles et ceux qui demandent l'interdiction de J'Accuse, son boycott, et cherchent à perturber la diffusion des anciens films de Polanski lors de rétrospectives. Si l'enjeu, c'est de faire en sorte que la prescription pour de vieilles histoires de viols et de pédophilie soit reconsidérée, je pense que cela concerne surtout la justice et le politique. Si on veut que Roman Polanski soit un jour arrêté et jugé, cela concerne aussi principalement la justice et le politique. Si vous considérez que Polanski est trop vieux pour être jugé et qu'il faut faire en sorte que des accusations similaires ne soient à l'avenir plus prises à la légère, pareil. C'est sur la justice et le politique qu'il faut faire pression. Pas sur le cinéma, pas sur les cinémas. Il faut mener des actions au Ministère de la Justice, interpeller des ministres. Je ne nie donc pas du tout qu'il y a visiblement un très gros souci avec Polanski et je pense que la justice devrait s'en occuper. Ou aurait du s'en occuper. Mais en quoi cela concerne-t-il la culture ? Les cinémas ? Ses films, anciens comme nouveaux ? En quoi son public mais aussi celui de Jean Dujardin, du scénariste Robert Harris ou même du « bon cinéma adulte » serait complice de ces actes présumés délictueux ?

Payer une place de cinéma ou acheter un DVD de Polanski, ce n'est pas « assurer son confort de pédophile » comme j'ai pu le lire. Sur un ticket de cinéma de 12 euros, ce n'est même pas à Polanski que revient la plus grosse part. Je trouve qu'il y a dès lors quelque-chose de complètement disproportionné, de fou et à vrai dire de franchement dégueulasse à sérieusement avancer que si on n'est pas d'accord avec le boycott de ses films, on est forcément complice de ses actes. Que l'on soutient Polanski. Cela revient à punir toute la classe plutôt que celui qui a lancé la boulette sur l'institutrice. C'est brûler tout un village parce qu'un combattant ennemi y a été nourri. C'est bombarder une ville après que l'un de ses administrés se soit fait exploser dans un bus du pays voisin. Si le but, c'est l'arrestation de Polanski et de faire en sorte que les victimes de viol et de pédophilie osent à l'avenir porter plainte et peuvent le faire dans un environnement judiciaire serein et à l'écoute, qu'est-ce le fait de revoir Chinatown ou d'assister à la première de J'Accuse a à voir avec ça ?

Quand des actions sont menées contre des cinémas et des cinémathèques, ce que je pense être le message initial, quelque-chose avec quoi je suis entièrement d'accord, se noie dans quelque-chose de plus vaste, de plus diffus et de beaucoup plus ambigu avec lequel je ne suis pas du tout d'accord. Je peux comprendre que c'est de l'agit-prop, que ce sont des techniques héritées du guerilla- marketing. Que le but est de bousculer, de provoquer. De sortir du cadre, de refuser même un cadre. De balancer des slogans chocs qui synthétisent mal un discours plus nuancé. Seulement voilà : qu'un homme qui a visiblement commis des crimes sexuels soit jugé, c'est une exigence très raisonnable. Que l'impunité pour ce genre de crimes soit rendue difficile à l'avenir, c'est également très raisonnable. En Belgique, c'est suite aux manquements de l'affaire Dutroux et à la Marche Blanche que la gendarmerie a été dissoute et qu'il y a eu des réformes judiciaires importantes. On peut critiquer le résultat, on peut dire que ça n'a peut-être été que du ravalement de façade... Mais après Dutroux, il y a eu des pressions sur le politique et la justice et ça a entraîné des mesures de réajustement. Ce genre de campagne, ce genre de pression, peut donc aboutir.

J'ai vu comparé le cas Polanski aux viols et à la pédophilie dans l'Eglise. Là encore, je pense que c'est à la justice et au politique de s'en occuper. Si le mode de fonctionnement de l'Eglise est la source du problème, il faut forcer l'Eglise à se réformer. Mettre fin à l'impunité, faire comprendre aux prêtres pédophiles qu'ils ne seront plus couverts, faire comprendre que ce qui se passe au sein de l'Eglise sera poursuivi en dehors de l'Eglise. Mais on n'y arrivera pas en boycottant la messe du dimanche et en allant chicaner les libraires qui vendent La Bible. On n'y arrivera pas en prétendant que les croyants sont tout aussi complices du statu quo que les supérieurs hiérarchiques qui étouffent les affaires. Le nœud du problème, ce n'est pas que les fidèles apprécient les homélies d'un prêtre pédophile, c'est que ses victimes ne soient pas soutenues et écoutées au sein de l'Eglise mais aussi en dehors, par manque de structures, à cause d'une certaine omerta et même suite au manque de culture judiciaire adéquate. C'est donc surtout ça qu'il faut changer. Pas les homélies, pas les messes, pas la religion, pas la foi.

On peut sinon imaginer que la justice réclamée par certains groupements féministes soit prochainement rendue et que Roman Polanski termine sa vie en prison. Ce qui est surtout perturbant, c'est qu'il semble que cela ne suffirait pas à certaines personnes. Que celles-ci cherchent surtout à imposer une justice qui n'est pas celle du Code Pénal et qui serait beaucoup plus intransigeante, disproportionnée, dure et violente. Pourquoi chercher à perturber et même à interdire la diffusion des films de Polanski ? A minimiser sa place dans l'histoire du cinéma ? Qu'il soit coupable ou non de viol et de pédophilie, certains de ses films restent et resteront des chefs d'oeuvres incontestables et lui-même un cinéaste très valable. Cet apport au cinéma doit-il être dévalué suite à ses présumés crimes ? Lui donneriez-vous le droit d'enseigner en prison le cinéma aux autres détenus ? D'y écrire des scénarios, d'y présenter des ciné-clubs ? Accepteriez-vous que son œuvre soit encore analysée dans les écoles de cinéma et qu'on en parle principalement non pas comme celle d'un pédophile violeur doublé d'un grand pervers mais bien comme du travail d'un formaliste classique hanté par la paranoïa, la monstruosité, l'arbitraire et le pessimisme; chacun de ces thèmes se retrouvant dans presque tous ses films ? On peut aussi imaginer qu'en 1977, Roman Polanski n'ait pas fui les Etats-Unis et y ai purgé sa peine. Dans cette réalité alternative, lui auriez-vous permis de reprendre sa carrière après la prison ?

Ces questions ne sont pas délirantes car elles se posent par rapport à d'autres artistes aux comportements criminels, notamment Michael Jackson et Bertrand Cantat. Peut-on continuer de les écouter ? Peuvent-ils garder la place qu'ils ont dans l'histoire de la musique ? Peut-on apprécier leur art en zappant complètement l'aspect criminel de leurs personnalités ? Cantat peut-il un jour revenir au premier plan du rock français ? Et que faire de Woody Allen et de Kevin Spacey, qui ont été relaxés par la justice mais paraissent néanmoins toujours coupables aux yeux de beaucoup ? Où s'arrête le curseur moral ? Parce que l'on peut parler de Morrissey aussi, que des gens se mettent à boycotter parce qu'il s'affiche désormais d'extrême-droite ou de Paul Gauguin, qui est pourtant mort en 1903, mais que l'on boycotte néanmoins aujourd'hui parce qu'il était ouvertement raciste et colonialiste. Autrement dit, où s'arrête le lobbying social et féministe pour que soit arrêté et jugé quelqu'un de bien vivant présumé criminel et où commence ce qui ressemble tout de même fort à une entreprise révolutionnaire cherchant à imposer une véritable censure afin de moralement remodeler une culture jugée néfaste et contagieuse ?

C'est une question importante. Parce que des artistes aux personnalités problématiques, on en connaît beaucoup. Charlie Chaplin, Orson Welles, Akira Kurosawa, Alfred Hitchcock, Stanley Kubrick, John Huston et Sam Peckinpah, pour n'en citer que quelques-uns, ont tous été accusés de faits moins graves que ce dont est accusé Polanski mais plus graves que ce que l'on reproche à Morrissey. Faut-il dès lors aussi les boycotter ? Peut-on continuer à regarder Ran, Les Oiseaux et 2001 en faisant abstraction que ce sont des œuvres de personnes pas du tout irréprochables ? Ou alors, peut-on encore admettre que l'on peut être génial dans un domaine et complètement ordurier, voire carrément criminel, dans la vie ? Peut-on aussi admettre que si Polanski a sans doute bien commis des actes répréhensibles, ses films ne le sont pas. Les produire ne l'est pas. Jouer dedans ne l'est pas. Aller les voir ne l'est pas.

Ils pourraient l'être si c'étaient des apologies du viol et de la pédophilie mais ce n'est pas le cas. Que la liberté et l'impunité dont jouit toujours Roman Polanski participe à la culture du viol me paraît recevable. Mais que ses films le font, c'est complètement faux. Je n'ai pas le souvenir de viols qui tiennent du ressort scénaristique facile, amusant ou banal chez Polanski. Les personnages sont généralement très endommagés par l'acte et ses répercussions. Dans ses meilleurs films, la violence envers les femmes, même suggérée et psychologique, est généralement tout simplement aussi terrifiante que malaisante. Et donc, en condamnant ces films plutôt qu'en militant pour le jugement de leur auteur, je trouve que nous est imposée une grille de lecture non seulement très discutable mais qui sert aussi de tremplin à différents groupements militants pour attaquer des libertés individuelles, morales, artistiques et même commerciales. Il me semble surtout qu'il y ait une volonté d'imposer une idée de ce que doit être la culture et cela nous fait dériver vers un véritable tabou : la censure.

Bref, le débat sort d'un cadre strictement judiciaire pour s'embourber sur un terrain idéologique non seulement particulièrement mouvant mais aussi très explosif. Cela dit, je ne pense tout simplement pas que la méthode fonctionne. Parce que lorsque des gens disent vouloir voir J'accuse non pas parce que l'histoire (ou l'Histoire) les intéresse ou parce que c'est leur genre de cinéma mais bien parce que ça fait « chier les féministes » ou que ça défend « l'esprit Charlie », pour moi, ça veut dire que l'intention éventuellement bonne de départ a été maladroite et a généré des effets pervers incontrôlables. On part d'une volonté importante de débattre de la révision de la prescription judiciaire pour des faits de viols et de pédophilie et on atterrit au bout du compte dans un grand cirque chaotique où l'on s'engueule caricaturalement avec du « féminazie » par ci et du «  vieux cisgenre blanc de 50 ans » par là. L'extrême-droite s'en mêle, les Social Justice Warriors rétorquent, les andouilles narcissiques qui font des chroniques à la télévision et à la radio en rajoutent et ça devient juste du cirque stupide. Pourtant, ça ne devrait pas être si compliqué : Polanski au tribunal et puis éventuellement en prison et ses films au cinéma sans aucune obligation d'achat. Need more ?