Ca aurait
sans doute clôturé en beauté une année riche en nawak : j'ai
été invité à débattre avec des féministes en décembre autour des affaires
Polanski et puis... l'idée a été enterrée. J'étais pourtant
prêt, carrément chaud, j'avais même pris des notes, histoire de ne
pas dire trop de conneries. Les voici proprement ordonnées et démerdez-vous avec ça !!! Moi, je retourne à The Mandalorian
et Watchmen !
Je ne sais
pas si je comprends très bien où veulent en venir celles et ceux
qui demandent l'interdiction de J'Accuse, son boycott, et cherchent à
perturber la diffusion des anciens films de Polanski lors de
rétrospectives. Si l'enjeu, c'est de faire en sorte que la
prescription pour de vieilles histoires de viols et de pédophilie
soit reconsidérée, je pense que cela concerne surtout la justice et
le politique. Si on veut que Roman Polanski soit un jour arrêté et
jugé, cela concerne aussi principalement la justice et le politique.
Si vous considérez que Polanski est trop vieux pour être jugé et
qu'il faut faire en sorte que des accusations similaires ne soient à
l'avenir plus prises à la légère, pareil. C'est sur la justice et
le politique qu'il faut faire pression. Pas sur le cinéma, pas sur
les cinémas. Il faut mener des actions au Ministère de la Justice,
interpeller des ministres. Je ne nie donc pas du tout qu'il y a
visiblement un très gros souci avec Polanski et je pense que la
justice devrait s'en occuper. Ou aurait du s'en occuper. Mais en quoi
cela concerne-t-il la culture ? Les cinémas ? Ses films,
anciens comme nouveaux ? En quoi son public mais aussi celui de
Jean Dujardin, du scénariste Robert Harris ou même du « bon
cinéma adulte » serait complice de ces actes présumés
délictueux ?
Payer une
place de cinéma ou acheter un DVD de Polanski, ce n'est pas «
assurer son confort de pédophile » comme j'ai pu le lire. Sur
un ticket de cinéma de 12 euros, ce n'est même pas à Polanski que
revient la plus grosse part. Je trouve qu'il y a dès lors
quelque-chose de complètement disproportionné, de fou et à vrai
dire de franchement dégueulasse à sérieusement avancer que si on
n'est pas d'accord avec le boycott de ses films, on est forcément
complice de ses actes. Que l'on soutient Polanski. Cela revient à
punir toute la classe plutôt que celui qui a lancé la boulette sur
l'institutrice. C'est brûler tout un village parce qu'un combattant
ennemi y a été nourri. C'est bombarder une ville après que l'un de
ses administrés se soit fait exploser dans un bus du pays voisin. Si
le but, c'est l'arrestation de Polanski et de faire en sorte que les
victimes de viol et de pédophilie osent à l'avenir porter plainte
et peuvent le faire dans un environnement judiciaire serein et à
l'écoute, qu'est-ce le fait de revoir Chinatown ou d'assister à la
première de J'Accuse a à voir avec ça ?
Quand des
actions sont menées contre des cinémas et des cinémathèques, ce
que je pense être le message initial, quelque-chose avec quoi je
suis entièrement d'accord, se noie dans quelque-chose de plus vaste,
de plus diffus et de beaucoup plus ambigu avec lequel je ne suis pas
du tout d'accord. Je peux comprendre que c'est de l'agit-prop, que ce
sont des techniques héritées du guerilla- marketing. Que le but est
de bousculer, de provoquer. De sortir du cadre, de refuser même un
cadre. De balancer des slogans chocs qui synthétisent mal un
discours plus nuancé. Seulement voilà : qu'un homme qui a
visiblement commis des crimes sexuels soit jugé, c'est une exigence
très raisonnable. Que l'impunité pour ce genre de crimes soit
rendue difficile à l'avenir, c'est également très raisonnable. En
Belgique, c'est suite aux manquements de l'affaire Dutroux et à la
Marche Blanche que la gendarmerie a été dissoute et qu'il y a eu
des réformes judiciaires importantes. On peut critiquer le résultat,
on peut dire que ça n'a peut-être été que du ravalement de
façade... Mais après Dutroux, il y a eu des pressions sur le
politique et la justice et ça a entraîné des mesures de
réajustement. Ce genre de campagne, ce genre de pression, peut donc
aboutir.
J'ai vu
comparé le cas Polanski aux viols et à la pédophilie dans
l'Eglise. Là encore, je pense que c'est à la justice et au
politique de s'en occuper. Si le mode de fonctionnement de l'Eglise
est la source du problème, il faut forcer l'Eglise à se réformer.
Mettre fin à l'impunité, faire comprendre aux prêtres pédophiles
qu'ils ne seront plus couverts, faire comprendre que ce qui se passe
au sein de l'Eglise sera poursuivi en dehors de l'Eglise. Mais on n'y
arrivera pas en boycottant la messe du dimanche et en allant
chicaner les libraires qui vendent La Bible. On n'y arrivera pas en
prétendant que les croyants sont tout aussi complices du statu quo
que les supérieurs hiérarchiques qui étouffent les affaires. Le
nœud du problème, ce n'est pas que les fidèles apprécient les
homélies d'un prêtre pédophile, c'est que ses victimes ne soient
pas soutenues et écoutées au sein de l'Eglise mais aussi en dehors,
par manque de structures, à cause d'une certaine omerta et même
suite au manque de culture judiciaire adéquate. C'est donc surtout
ça qu'il faut changer. Pas les homélies, pas les messes, pas la
religion, pas la foi.
On peut
sinon imaginer que la justice réclamée par certains groupements
féministes soit prochainement rendue et que Roman Polanski termine
sa vie en prison. Ce qui est surtout perturbant, c'est qu'il semble
que cela ne suffirait pas à certaines personnes. Que celles-ci
cherchent surtout à imposer une justice qui n'est pas celle du Code
Pénal et qui serait beaucoup plus intransigeante, disproportionnée,
dure et violente. Pourquoi chercher à perturber et même à
interdire la diffusion des films de Polanski ? A minimiser sa place
dans l'histoire du cinéma ? Qu'il soit coupable ou non de viol
et de pédophilie, certains de ses films restent et resteront des
chefs d'oeuvres incontestables et lui-même un cinéaste très
valable. Cet apport au cinéma doit-il être dévalué suite à ses
présumés crimes ? Lui donneriez-vous le droit d'enseigner en prison
le cinéma aux autres détenus ? D'y écrire des scénarios, d'y
présenter des ciné-clubs ? Accepteriez-vous que son œuvre
soit encore analysée dans les écoles de cinéma et qu'on en parle
principalement non pas comme celle d'un pédophile violeur doublé
d'un grand pervers mais bien comme du travail d'un formaliste
classique hanté par la paranoïa, la monstruosité, l'arbitraire et
le pessimisme; chacun de ces thèmes se retrouvant dans presque tous
ses films ? On peut aussi imaginer qu'en 1977, Roman Polanski
n'ait pas fui les Etats-Unis et y ai purgé sa peine. Dans cette
réalité alternative, lui auriez-vous permis de reprendre sa
carrière après la prison ?
Ces
questions ne sont pas délirantes car elles se posent par rapport à
d'autres artistes aux comportements criminels, notamment Michael
Jackson et Bertrand Cantat. Peut-on continuer de les écouter ?
Peuvent-ils garder la place qu'ils ont dans l'histoire de la
musique ? Peut-on apprécier leur art en zappant complètement
l'aspect criminel de leurs personnalités ? Cantat peut-il un
jour revenir au premier plan du rock français ? Et que faire de
Woody Allen et de Kevin Spacey, qui ont été relaxés par la justice
mais paraissent néanmoins toujours coupables aux yeux de beaucoup ?
Où s'arrête le curseur moral ? Parce que l'on peut parler de
Morrissey aussi, que des gens se mettent à boycotter parce qu'il
s'affiche désormais d'extrême-droite ou de Paul Gauguin, qui est
pourtant mort en 1903, mais que l'on boycotte néanmoins aujourd'hui
parce qu'il était ouvertement raciste et colonialiste. Autrement
dit, où s'arrête le lobbying social et féministe pour que soit
arrêté et jugé quelqu'un de bien vivant présumé criminel et où
commence ce qui ressemble tout de même fort à une entreprise
révolutionnaire cherchant à imposer une véritable censure afin de
moralement remodeler une culture jugée néfaste et contagieuse ?
C'est une
question importante. Parce que des artistes aux personnalités
problématiques, on en connaît beaucoup. Charlie Chaplin, Orson
Welles, Akira Kurosawa, Alfred Hitchcock, Stanley Kubrick, John
Huston et Sam Peckinpah, pour n'en citer que quelques-uns, ont tous
été accusés de faits moins graves que ce dont est accusé Polanski
mais plus graves que ce que l'on reproche à Morrissey. Faut-il dès
lors aussi les boycotter ? Peut-on continuer à regarder Ran,
Les Oiseaux et 2001 en faisant abstraction que ce sont des œuvres de
personnes pas du tout irréprochables ? Ou alors, peut-on encore
admettre que l'on peut être génial dans un domaine et complètement
ordurier, voire carrément criminel, dans la vie ? Peut-on aussi
admettre que si Polanski a sans doute bien commis des actes
répréhensibles, ses films ne le sont pas. Les produire ne l'est
pas. Jouer dedans ne l'est pas. Aller les voir ne l'est pas.
Ils
pourraient l'être si c'étaient des apologies du viol et de la
pédophilie mais ce n'est pas le cas. Que la liberté et l'impunité
dont jouit toujours Roman Polanski participe à la culture du viol me
paraît recevable. Mais que ses films le font, c'est complètement
faux. Je n'ai pas le souvenir de viols qui tiennent du ressort
scénaristique facile, amusant ou banal chez Polanski. Les
personnages sont généralement très endommagés par l'acte et ses
répercussions. Dans ses meilleurs films, la violence envers les
femmes, même suggérée et psychologique, est généralement tout
simplement aussi terrifiante que malaisante. Et donc, en condamnant
ces films plutôt qu'en militant pour le jugement de leur auteur, je
trouve que nous est imposée une grille de lecture non seulement très
discutable mais qui sert aussi de tremplin à différents groupements
militants pour attaquer des libertés individuelles, morales,
artistiques et même commerciales. Il me semble surtout qu'il y ait
une volonté d'imposer une idée de ce que doit être la culture et
cela nous fait dériver vers un véritable tabou : la censure.
Bref, le
débat sort d'un cadre strictement judiciaire pour s'embourber sur un
terrain idéologique non seulement particulièrement mouvant mais
aussi très explosif. Cela dit, je ne pense tout simplement pas que
la méthode fonctionne. Parce que lorsque des gens disent vouloir
voir J'accuse non pas parce que l'histoire (ou l'Histoire) les
intéresse ou parce que c'est leur genre de cinéma mais bien parce
que ça fait « chier les féministes » ou que ça défend
« l'esprit Charlie », pour moi, ça veut dire que
l'intention éventuellement bonne de départ a été maladroite et a
généré des effets pervers incontrôlables. On part d'une volonté
importante de débattre de la révision de la prescription
judiciaire pour des faits de viols et de pédophilie et on atterrit
au bout du compte dans un grand cirque chaotique où l'on s'engueule
caricaturalement avec du « féminazie » par ci et du «
vieux cisgenre blanc de 50 ans » par là. L'extrême-droite
s'en mêle, les Social Justice Warriors rétorquent, les andouilles
narcissiques qui font des chroniques à la télévision et à la
radio en rajoutent et ça devient juste du cirque stupide. Pourtant,
ça ne devrait pas être si compliqué : Polanski au tribunal et
puis éventuellement en prison et ses films au cinéma sans aucune
obligation d'achat. Need more ?