Avril 2023 - J'ai dernièrement relu Solaris de Stanislas Lem (1961), que je tiens pour un tout gros chef d'oeuvre de la science-fiction. C'est un roman aux questions vertigineuses mais qui a aussi une approche originale du vieux canevas à la Edgar Allan Poe du vaisseau hanté. Chaque personnage y a son fantôme mais seul celui du docteur Kelvin, le « héros » du livre, est détaillé. Les autres restent des mystères quasi-complets, qui ont à priori pour principale fonction de rendre l'ambiance et le décor davantage angoissants. L'un de ces spectres est probablement un enfant. Turbulent, peut-être dangereux. Toujours hors-cadre. Un autre est une grande femme « négroïde », qui se déplace dans la station spatiale à moitié nue, uniquement ceinte d'une jupe jaune, peut-être de paille. Lem n'explique jamais pourquoi un personnage de scientifique blanc peut bien être hanté par ce cliché d'Africaine complètement irréel dans une histoire qui se passe dans un futur relativement lointain et très technologique. Le fantôme de Kelvin est la réplique d'un amour mort, qui le réconforte après l'avoir effrayé, mais il n'est jamais certain que ces « visiteurs » ne soient pas aussi des instruments de torture, fabriqués à partir de puissants remords. Ou juste des souvenirs reconstitués par hasard, sans véritable but. Pourquoi cette femme noire hante-t-elle dès lors un scientifique brillant quoique pompeux ? S'agit-il d'un fantasme sexuel ? Est-ce la réplique de quelqu'un qu'il a aimé ? Ou tué ? Est-il raciste ? Le livre ne le dévoile pas. Cette femme noire, d'abord étrange et kitsch, déplacée, devient dès lors une source d'angoisse, de menace diffuse, de paranoïa.
Ni Andreï Tarkovksi, ni Steven Soderbergh n'ont gardé ce personnage dans leurs adaptations de Solaris, d'ailleurs toutes deux détestées de Lem. Ces films sont ce qu'ils sont et il n'est pas impossible qu'il existe à l'avenir d'autres adaptations du roman, d'autant qu'il regorge d'éléments qui n'ont toujours pas été repris à l'écran et pourraient donc titiller les scénaristes. Ce côté pulp, justement, l'aspect horror house. Les films tirés de Solaris sont plutôt contemplatifs et lents alors que dans le bouquin, il se passe beaucoup de choses et qu'il y meurt pas mal de monde. L'aspect plus philosophique est aussi drôlement réduit dans les films. On peut toutefois penser que si Solaris devait une nouvelle fois se retrouver à l'écran, il y a peu de chances que cette femme noire serait de la partie. Qui oserait aujourd'hui risquer une accusation de racisme, utiliser un personnage africain ouvertement cliché et faisant justement pétocher à cause de ce simplisme ? Je pense même que l'on vit une époque où tous les rôles de Solaris pourraient être donnés à des acteurs noirs (sans que cela ne me pose le moindre problème pour le coup) sauf précisément celui-là. Bien entendu, le cinéma, surtout hollywoodien, n'a jamais été friand d'ambiguïtés, surtout de cette taille. Quand on adapte au cinéma un livre riche, généralement, ça taille sec. Rien de woke ici, d'autant que je ne pense en fait même pas qu'il soit spécialement scandaleux que ces scènes avec « la femme noire » n'aient jamais et ne seront sans doute jamais reprises dans les adaptations. Qu'elles disparaîtraient des futures traductions ou rééditions de Solaris, le serait... mais que les films l'oublient à dessein n'est qu'une étrangeté à relever. Cette présence est la plus WTF d'un bouquin sinon écrit au scalpel et très clair sur ses intentions. Normal donc que l'on puisse préférer la laisser de côté au moment d'en tirer un film.
Mais peut-être suis-je dans l'erreur ? Peut-être que si la femme noire n'était ni chez Tarkovksi, ni chez Soderbergh, elle serait bel et bien là dans une adaptation à venir parce que justement, sa présence serait plus attendue aujourd'hui que dans les années 70 soviétiques et dans les tentatives de blockbusters arty d'il y a 20 ans. C'est que selon certaines analyses de Solaris, cette femme pourrait en fait relever non pas du personnage juste là pour faire pétocher et gamberger mais symboliserait au contraire tout ce qui clocha, cloche et clochera encore dans la vanité de l'homme blanc. Comprendre un organisme extraterrestre. Soumettre un continent. C'est qu'il y a du Coeur des Ténèbres dans Solaris. Gibarian, le personnage hanté par cette femme, est une sorte de Kurtz. Or, dans Au Coeur des Ténèbres, la maîtresse de Kurtz est une jeune africaine aussi fascinante que mystérieuse. Et nombreux sont celles et ceux qui ont vu dans ce jeu de miroir une volonté de Lem de critiquer par allusion au bouquin de Conrad l'impérialisme scientifique des pays du Pacte de Varsovie ainsi que la volonté de colonisation de l'espace durant la Guerre Froide. Autant dire que la femme noire représenterait en réalité le chagrin et la culpabilité de l'homme rouge. Mais aussi blanc. Un truc que Netflix adorerait surligner, assurément.
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