Mai 2023 - L'autre jour, j'ai été interviewé par une étudiante de l'IHECS sur une chronique sur la cancel-culture écrite pour le Focus-Vif fin 2021 et que j'avais un peu oubliée. Or, il paraît que je ne dis pas que des conneries sur le sujet, que j'en ai même une vision différente de ce qu'on lit et entend souvent ailleurs, surtout en France. Je me suis donc dit que ça valait peut-être la peine de résumer l'entretien, de mémoire, que voici donc largement remis en forme et plus réfléchi qu'en live ! Cancel me, cancel you, la cancel-culture, voilà ce que j'en pense, une bonne fois pour toutes!
La cancel-culture existe-t-elle ?
Bien entendu et rien ne m'énerve plus que les gens qui le nient et tortillent autour du concept pour de basses raisons idéologiques et partisanes. Quand ce n'est pas plus simplement suite à un flagrant manque de culture générale. C'est partout. Dans la gauche woke, dans l'extrême-droite, chez les geeks, parmi les activistes... Vraiment le sport de combat du moment ! C'est un phénomène, une méthode même, qui dépasse de loin le clivage gauche-droite, le cadre politique et idéologique. C'était d'abord culturel. Il faut se rappeler les cinémas brûlés à la sortie de La Dernière Tentation du Christ dans les années 80 et la panique morale totale ayant entouré la sortie du film Baise-Moi en 2000. Virginie Despentes harcelée par l'extrême-droite alliée de circonstance aux associations féministes : qui s'en souvient ? Qui ose s'en souvenir ? Il faut aussi se rappeler de la disparition de Jar Jar Binks dans Star Wars, après une campagne on-line massive de fans déçus, alors qu'il était pourtant manifeste dans The Phantom Menace que le personnage allait tenir un rôle important dans la série. Quel plus gros cancel que celui-là ? On peut aussi parler des ennuis faits à Paul Verhoeven par des activistes LGBTQ durant le tournage de Basic Instinct et de tout le ramdam qui a entouré la publication d'American Psycho de Bret Easton Ellis à peu près à la même époque. Et je ne parle là que de choses dont je me souviens parce que j'étais déjà adulte quand c'est arrivé. Il existe des exemples plus anciens encore, comme la croisade de Tipper Gore contre Prince, Twisted Sister, 2 Live Crew et d'autres groupes musicaux accusés de pervertir la jeunesse américaine en parlant ouvertement de cul. La cancel-culture ne s'est cela dit pleinement épanouie qu'avec Internet et la prolifération des forums et des réseaux sociaux, qui sont pour elle une très bonne et très grosse caisse de résonance.
Quelle différence avec la censure ?
La censure obéit à des règles, analyse généralement l'objet de la polémique avant de trancher. Il y a des comités, des procédures, des critères. Ce n'est pas enviable, ni très glorieux. Souvent arbitraire et même ridicule. Lorsque j'étais ado, Orange Mécanique était ainsi toujours interdit en Angleterre alors que je pense pour ma part avoir vu le film pour la première fois dans le cadre d'un travail scolaire. A Bruxelles, à moins de 400 kilomètres de Londres donc. Mais au moins les Anglais avaient trouvé des raisons d'interdire la diffusion du film. L'outrage aux bonnes mœurs, l'incitation à troubler l'ordre public... C'est discutable, révoltant même, mais c'est rationnel. Un film comme l'Empire des Sens a aussi longtemps été interdit, également pour des raisons précises. Les spectacles de Dieudonné sont généralement interdits pour des raisons tout aussi précises. La censure, ça peut se négocier aussi : votre film peut être montrable si vous en coupez des scènes. La cancel-culture est beaucoup plus irrationnelle. Et certainement pas négociable. Il y a un côté M Le Maudit, l'emballement en meute, le trip search & destroy. Qui a analysé ce qu'a vraiment tweeté JK Rowling ? Selon quels critères ? Qui lui a demandé de s'expliquer et, surtout, a-t-on tenu compte de ses explications ? La cancel-culture, ce sont tout simplement des trolls en roue libre alors que la censure cherche à se parer, certes faussement, de sagesse, de sérieux, de jugement éclairé et même de solennité.
Comment m'y suis-je intéressé ?
Un peu par hasard et plutôt via des humoristes américains et anglais, ainsi qu'en écoutant le podcast de Joe Rogan quand y sont passés pour la première fois des gens comme Bret Weinstein et Jordan Peterson. Le compte Twitter satirique Titania Mc Grath m'a aussi mené aux bouquins et aux émissions de son créateur Andrew Doyle, qui reste pour moi l'un des observateurs qui a au mieux cerné le phénomène. C'est donc principalement via l'humour et de façon beaucoup plus interloquée que partisane. J'essaye de rester apolitique sur le sujet. Nuancé, surtout. J'ai par exemple vu une partie du film de Louis CK qui n'est jamais sorti et je ne pense pas qu'il s'agisse ici d'atteinte à sa liberté d'expression comme ça été dit mais tout simplement d'instinct de survie, tant ce qui était dans ce film aurait rendu les gens cinglés par rapport à ce dont Louis CK a été accusé. Ne pas sortir ce film, c'était juste éviter beaucoup de très grosses emmerdes, ainsi qu'un vrai suicide social et de maousses emballements délirants. Il faut le savoir, je le sais, d'où une vision plus calme du dossier. De même, si quelqu'un comme Jordan Peterson n'est pas du tout ma tasse de thé idéologique, cela ne m'empêche pas de penser que les tentatives de le ruiner tant au plan financier que social et de l'exclure du monde académique sont totalement consternantes. Bref, ma vision de la cancel-culture est donc principalement influencée par ce qui se passe aux Etats-Unis et au Royaume-Uni et plutôt nourrie par des gens qui se moquent du phénomène. Ce qui se dit en France sur le sujet ne m'intéresse par contre pas du tout parce que c'est beaucoup plus politiquement orienté, que le concept a été très vite politiquement récupéré et que celles et ceux qui en parlent sont pour moi de très gros tartuffes, de faux intellectuels habitués à débiter de la connerie au kilomètre. La cancel-culture est née aux Etats-Unis, à la fois dans l'activisme mais aussi dans le monde geek. Bref, ce n'est certainement pas limité à un épouvantail d'extrême-droite ou à l'extrême-gauche sabotant la liberté d'expression. Ca aussi, il vaut mieux le savoir.
Comment combattre ça ?
Je pense que pour y être totalement imperméable, il faut un maximum d'indépendance, surtout financière. Et s'en foutre. Le comédien américain Bill Burr a aussi soulevé un point que je trouve intéressant : les trolls de la cancel-culture ne s'attaquent généralement qu'aux petits poissons, qu'ils peuvent facilement écraser, ainsi qu'aux gros cachalots, dont la chute serait pour eux une grande et flamboyante victoire. Les poissons « moyens » n'intéressent pas les trolls de la cancel-culture, très certainement parce que leur éviction de la sphère publique ne leur procurerait aucune satisfaction et passerait bien au-dessus de la tête du grand-public. Il y a un aspect ludique à la cancel-culture dont on parle trop peu, une gamification qui tient du shoot them up. Dans ce jeu, JK Rowling est une boss. Dès ce dragon là abattu, un nouveau niveau sera dévoilé, des points marqués.
Comment voyez-vous évoluer la cancel-culture ?
Momentanément mal, sans doute bien ensuite. Si un jour quelqu'un comme JK Rowling se fait descendre, je ne serai pas du tout surpris. Je ne pense cela dit pas que ça arrivera forcément. Bien sûr, la cancel-culture peut mener à la violence réelle, elle semble même carrément en train de foncer à toute blinde sur l'autoroute qui mène à la violence réelle. Même si l'attentat était motivé par d'autres raisons, Charlie n'est-il d'ailleurs pas une sorte d'aboutissement logique de la cancel-culture ? En attendant, ça brise déjà des vies, ça fait dérailler des carrières, c'est très dangereux en soi mais tant que cela n'est pas soutenu dans la durée par un pouvoir en place, un gouvernement et des lois, je pense que le retour de balancier est inévitable. Et si quelqu'un se fait tuer, ce retour de balancier sera en fait juste accéléré. On se posera des questions. On reverra ses méthodes. Il y aura des dissensions. Ca mènera sans doute aussi à des lois, des garanties. On traverse une période crispée. Or, après chaque période crispée, on se détend. Il suffit généralement de l'apparition de quelqu'un qui fait les choses à sa façon en se foutant de ce que l'on pourrait en penser. Un Brando, un Bowie, un Tarantino. Un petit messie de la « fuck you attitude ». Quelqu'un qui ringardise instantanément tous les emballements du moment parce que ce qu'il (ou elle) propose est drôlement plus excitant que de passer son temps sur Twitter à se plaindre des blagues de Dave Chapelle et de l'absence de « racisés » dans la monarchie anglaise.
Comment s'en protéger ?
Puisque je vois les adeptes de la cancel-culture comme de simples trolls, appliquer le bon vieux « don't feed the troll ». Les ignorer. Ou tenir tête, aller à l'affrontement. L'une de leurs entourloupes, c'est de prétendre que la cancel-culture n'est pas du simple troll mais un combat pour la responsabilisation des propos tenus. En fait, je suis partiellement d'accord avec ça. Je pense que si quelqu'un fait des blagues sur les féministes à cheveux bleus de 110 kilos avec un anneau dans le nez, il n'est pas scandaleux qu'il soit sermonné sur la misogynie et la grossophobie. La nuance, de taille, c'est qu'il y a une différence fondamentale entre inviter quelqu'un à remettre en question son humour relou et vouloir sa disparition totale de la sphère publique, ainsi que la ruine à vie de sa réputation professionnelle ; cela le plus souvent sans même avoir engagé de conversation et pour la simple raison que ses blagues ringardes sont perçues comme un virus contagieux bloquant l'évolution de la société vers davantage d'inclusivité. Quand je parle d'aller à l'affrontement, c'est donc ça. Prendre le temps de démonter les mécanismes de la cancel-culture, en exposer les dérives, les tentations totalitaires, l'aspect juge et bourreau, l'imbécillité argumentaire. Ne pas céder à la panique. Aller droit à la carotide mais de façon intelligente et tactique. Prendre le temps de réfléchir avant de rétorquer, afin de ne pas tomber dans les pièges rhétoriques ; genre hurler à « la liberté d'expression que l'on assassine », élément de langage trop facilement démontable. Bien entendu, ça ne changera probablement pas les trolls. Mais ça en limitera éventuellement la capacité de nuisance. Puisque la cancel-culture ne fonctionne qu'en provoquant des emballements et des paniques, je pense que c'est justement la possibilité d'emballement qu'il faut tuer dans l'oeuf.
Comment ?
En évitant de céder à la panique. En gardant la tête froide. Avant même de répondre aux trolls de la cancel-culture, je pense par exemple qu'il est plus important d'informer ses clients, ses partenaires et ses proches qui pourraient être indirectement touchés que l'on est la cible d'une campagne de cancel. Analyser pourquoi. Analyser qui attaque : les mêmes personnes multipliant les faux-comptes ? Des trolls reconnus comme tels ? Une association polémique ? Ou alors, quelqu'un sachant vraiment de quoi il parle, présentant de vrais arguments, portant des accusations précises et documentées ? Il faut pouvoir reconnaître avoir merdé si on a merdé. Pas forcément en s'excusant comme une loque ou de façon hypocrite. Si vous estimez que ce que l'on vous reproche est dégueulasse, il ne faut certainement pas s'excuser ou faire le dos rond en attendant que les trolls se lassent. Ce serait leur offrir une demi- victoire. Si la cancel-culture a progressé à ce point, je pense que c'est principalement parce que beaucoup de gens ne comprennent pas vraiment ce que c'est mais aussi parce qu'il y a une grande lâcheté doublée d'une peur maladive de se faire virer dans les milieux qui sont le plus susceptibles d'être touchés par le phénomène. Les médias, notamment. Déjà, les journalistes ont par essence beaucoup de mal à se remettre en question mais c'est aussi un milieu le plus souvent très conformiste, compétitif, médiocre et lâche. Quand les trolls attaquent, c'est donc du pain béni pour eux, vu qu'ils peuvent très facilement provoquer des discordes et des emballements sur un tel terrain. Or, si on y garde la tête froide ou que l'on se fout de Twitter comme l'on se foutait jadis du courrier des lecteurs (ce qui arrive toujours, bien heureusement), le cancel glisse alors vers le néant comme un pet sur une toile cirée.
Y-a-t-il un risque d'autocensure généralisée pour tenter d'y échapper?
Oui mais l'autocensure, ce n'est pas forcément un spectre ignoble, c'est quelque-chose qui se pratique au quotidien, souvent même inconsciemment, et ce n'est en rien scandaleux. Ce n'est pas non plus lié à la cancel-culture. Dans les médias, dans le cinéma, dans la littérature, ça a toujours existé. Je pense que ça suit des modes aussi. On ne s'autocensurait pas il y a 50 ans comme l'on s'autocensure aujourd'hui. La cancel-culture est dégueulasse en soi mais toutes les questions qu'elle soulève ne le sont pas. Il y a de plus ou moins grosses remises en question qui en découlent et c'est très bien comme ça. L'évolution naturelle plutôt que la révolution forcée. Et puis, de toutes façons, tant que c'est permis par la loi et les gouvernements, une fois encore, il y aura toujours des gens qui aiment provoquer, aller à contre-courant, ainsi que des retours de balanciers. Si la culture devient très timorée, il ne faudra probablement pas 10 ans pour que l'on retourne vers quelque-chose de totalement opposé à cette tiédeur. Du trash, de la provoc. Si les médias commencent vraiment à ressembler à la Pravda des années 70, à abuser de l'écriture inclusive et des trigger warnings, il se créera des alternatives et pas juste pour se foutre de la gueule du wokisme et des vegans; plutôt pour parler du monde d'une façon différente, couvrir d'autres sujets, explorer d'autres pistes, vivre d'autres expériences humaines. Je ne suis pas de nature optimiste. Vu comment le monde tourne en ce moment, on peut très bien se prendre une bombe nucléaire sur la gueule avant même d'avoir fini de se curer le nez. On pourrait aussi assez vite basculer dans ce que l'on appelle « une dictature bienveillante », où toutes ces affaires de cancel parce qu'untel a peint un zizi et untel tweeté que toutes les vigneronnes de France et de Navarre sont des connasses n'auraient alors plus aucune espèce d'importance. Je ne suis pas de nature optimiste mais tant que la société ne bascule pas vers quelque-chose de réellement autoritaire, elle continuera de fonctionner comme elle l'a toujours fait. Autrement dit, la durée de vie des paniques morales et des tendances aux emballements en meute reste assez limitée et soumise aux modes. En 2010, la plupart des actuels membres de la Police du Tweet aujourd'hui actifs dans l'indignation permanente et la cancel culture se la jouaient racailles nihilistes, Tyler Durden du Lidl, Booba de canapé : « ta mère ceci », «passion nichons », etc... Aujourd'hui, c'est la croisade morale et vertueuse, la sororité de mes couilles. Dans 5 ou 10 ans, si ça se trouve, « ielles » s'échangeront donc des fiches tricot (pour mieux passer l'hiver nucléaire) et des recettes de choux farci au radium. And Ya kna wot ? Fook them !
Excellent !
RépondreSupprimer