A la louche, Doppelganger, le tout récent essai à succès de Naomi Klein (No Logo, La Stratégie du Choc...) peut se résumer comme suit : au bout du rabbit hole, il y a le Mirror World. Autrement dit, au plus de temps vous creusez sur Internet un sujet zarbi, au plus vous risquez d'être absorbé dans une réalité alternative où les théories de conspirations les plus cinglées passent pour réelles et où Donald Trump est perçu comme un grand Combattant des Libertés. Klein a écrit ce bouquin assez vite, en plein Covid, et il lui manque sans aucun doute les années de recherches et de recul de ses autres enquêtes, beaucoup plus définitives. Doppelganger est un bon livre mais reste relativement léger, très personnel aussi (presque une autobiographie), lui-même davantage entrée de rabbit-hole que collection de conclusions indiscutables. Ce que Naomi Klein dit de Bannon, de l'alt-right et du complotisme est très pertinent mais, même si elle n'épargne pas la gauche contemporaine de critiques, je pense que l'on peut principalement lui reprocher de tenir ce Mirror World sinon comme essentiellement d'extrême-droite, du moins surtout peuplé de ce qu'elle appelle les « diagonalists » (je ne sais pas comment ce terme sera traduit dans la VF, afin de ne pas fâcher les cyclistes que désigne traditionnellement le mot) ; c'est-à-dire des gens qui font du cherry-picking idéologique et peuvent donc s'accorder sur certains points avec l'extrême-droite. Des confusionnistes, selon notre Twitter militant local.
Naomi Klein estime que les sujets dont on parle le plus dans cette réalité alternative sont la vaccination obligatoire, le crédit social chinois, Bill Gates et George Soros. OK mais que sont le harcèlement aussi massif que délirant subi par JK Rowling, l'idée que le wokisme n'existe pas et l'incapacité grandissante de politiciens en exercice à définir clairement ce qu'est une femme sinon d'autres émanations de ce même Mirror World ? Si on quitte les sphères politisées, est-ce que tous ces imbéciles de 45 ans qui tiennent Star Wars pour la plus grande histoire jamais contée et considèrent Jack Torrance comme le meilleur rôle de Jack Nicholson ne sont pas eux-mêmes des créatures du Mirror World ? Dans son livre, Naomi Klein cite énormément de références culturelles ayant pour thème le double maléfique, le doppelganger : Jeckyll & Hyde, Opération Shylock, Dickens, Enemy de Saramango... Mais pas Twin Peaks. Or, s'il y a bien quelque-chose à retenir de Twin Peaks, c'est que personne, même l'agent Cooper, ne ressort indemne de la Black Lodge, vu que personne n'a le cœur assez pur pour ne pas y laisser une partie de son âme servant à la création d'un double néfaste.
Autrement dit, je ne pense pas que le Mirror World soit juste un piège pour droitards qui s'ignorent. C'est une réalité parallèle permise par les réseaux sociaux qui était à l'origine une page blanche et déborde désormais de couillonnades non seulement addictives mais aussi taillées sur mesure pour tout un chacun sur Terre. Il peut donc être très difficile de résister à ce nouvel opium du peuple. Personnellement, je pourrais ainsi très facilement succomber aux théories sur les OVNI issus d'une dimension parallèle et à l'idée que ce Mirror World soit en réalité une entreprise de subversion de nos sociétés occidentales ourdie par les Russes, il y a 3 ou 4 générations. Je sais que je vais trouver sur Internet tout un tas d'informations qui vont me conforter dans ces croyances. Je sais que ça va me procurer toutes sortes de sensations excitantes, me faire sentir faussement malin, éventuellement même me faire rencontrer une communauté où m'épanouir. Ce qui me sauve, c'est que je n'ai aucune envie de devenir un Mirror-Serge qui cherche continuellement sur Internet des confirmations de complots qu'il estime improbables mais possibles, plutôt que des films de Robert Altman et Hal Ashby.
Il y a 2 ans, terminant le Génie Lesbien d'Alice Coffin, j'avais écrit sur ce blog que sur ses 230 pages, j'en estimais 190 issues d'une réalité partagée, alors que les 40 dernières sortaient plutôt de la Twilight Zone, d'un « cartoon paranoïaque ». La Twilight Zone précède le Mirror World. C'est son antichambre, son vestibule, la salle aux rideaux rouges de Twin Peaks où danse Le Nain. Naomi Klein, c'est tout à son honneur, ne s'égare jamais dans cette Quatrième Dimension, ne se fait pas avoir par le Mirror World. Les points discutables de son bouquin tiennent de la divergence d'opinions, pas d'une interprétation cartoonesque et complètement zinzin de ce que nous traversons. Ce qu'elle décrit, ce qu'elle observe et ce qu'elle pense n'est pas issu d'une « zone où l’imagination vagabonde entre la science et la superstition, le réel et le fantastique, la crudité des faits et la matérialisation des fantasmes." Total respect pour ça !
Cela dit, je m'attendais à un livre plus important, plus déterminant. Quelque-chose de nature à dégoûter les gens du doomscrolling et des réseaux sociaux, 350 pages qui fassent drôlement plus gamberger que rassurer le public de Klein de sa propre intelligence. Doppelganger me semble en effet surtout avoir été écrit pour se rassurer, tenir de la version « Maman Juive » d'un documentaire d'Adam Curtis. Ce côté sapiosexuel est sa grande faiblesse : nous sommes entre gens vertueux et intelligents, nous allons résister et changer les choses. Klein va même jusqu'à défendre l'idée d'un réseau social régulé et géré comme un service public ; lubie de gauche que je trouve pour ma part non seulement complètement tarte mais qui serait aussi immanquablement génératrice de son propre Mirror World. Twin Peaks toujours, la fin de la saison 3 : quoi que vous fassiez, ça va recommencer. Autrement, ailleurs. Toute résistance est futile, même si héroïque.
Pour ma part, je ne vois en fait qu'une solution : éteindre. Foutre tout le monde dehors, après une tournée générale de coups de pieds au cul. Cela ne risque pas d'arriver. Par contre, si on tient les conneries du Mirror World pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire une bave comparable à celles de pochetrons dans un bar ou d'un panel chez Hanouna, hausser les épaules peut suffire. En ricaner plutôt que d'en faire des caisses dans les médias putaclics ou s'en inspirer politiquement. Et puis, s'en aller dans le soleil couchant vers d'autres aventures. C'est un peu lâche mais entre le coup du poor lonesome cowboy et ceux de la Karen comparant le passeport vaccinal à une étoile jaune, du journaliste ciné se demandant très sérieusement pourquoi il n'y a pas de racisé.e.s dans un film sur le Danemark de 1730 et des appels à un Internet interdit de conneries, c'est encore le meilleur choix. Non ?