Voici une chronique écrite fin 2018 et publiée en mars 2019 dans le magazine Wilfried. Je suis aujourd'hui assez amusé et tout de même un poil dépité que cinq ans plus tard, l'anonymat sur Internet soit à ce point devenu un marronnier journalistique et fasse toujours autant jaser alors que c'est donc un putain de droit reconnu au putain de niveau international par la putain de Cour européenne des Droits des Putains d'Humains. Bref, encore de l'agitation aussi vaine qu'électoraliste. Nanère!
2018/2019 - Cela ne vous aura sans doute pas échappé. Il règne en ce moment une très sale ambiance sur Internet, plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Harcèlement, intimidations, outrages, diffamations, rumeurs, fake news, militants politiques se la jouant « snipers fantômes », gilets jaunes devant et bruns derrière... Voici quelques semaines, Emmanuel Macron s'était ému de ces « torrents de haine déversés en ligne ». Le président français a même prié Mounir Mahjoubi, son secrétaire d'État chargé du numérique, de préparer une proposition de loi, toujours sur le réchaud, qui rendrait plus difficile de se « cacher » sur les réseaux sociaux et sur les forums. En clair, de recourir à l'anonymat et au pseudonymat. Macron semble volontaire et plaide très sérieusement en faveur d'une « levée progressive de tout anonymat » sur Internet.
Votre opinion politique regarde-t-elle vraiment votre employeur et d'éventuels futurs recruteurs ? Votre sens de l'humour les concerne-t-il ? Ce que vous aimez manger, les plats que vous prenez en photo au restaurant, ce que vous consommez sur Netflix, tout cela les regarde-t-il ? Assumeriez-vous toujours vos angoisses hypocondriaques si blablater sur un forum médical de cette mauvaise toux qui vous fait craindre un cancer foudroyant devait désormais se faire sous votre véritable nom plutôt que sous le masque émancipateur de SuperPoupette852 ? Quid des auteurs, des journalistes, des acteurs et des créateurs célèbres sous un nom qui n’est pas celui de leur état civil ? Quid des lanceurs d'alerte ? « Certains semblent mûrs pour une démocratie où l'on supprimerait l'isoloir », a commenté sur Twitter un autre utilisateur, lui aussi anonyme. Ce qui n'est pas une réflexion idiote.
Sans doute faut-il voir de la gesticulation politique, voire de la diversion médiatique, dans cette posture. Déjà, Macron n'est pas le premier à vouloir débarrasser les réseaux virtuels de sa racaille. Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient, eux aussi, annoncé des mesures allant dans ce sens. Sans que rien ne change, en fin de compte. Forcément, vu que c'est un peu compliqué, sinon carrément explosif, surtout au niveau symbolique. L'anonymat est un droit reconnu au niveau international, notamment par la Cour européenne des droits de l'homme, qui l'associe à la liberté d'expression et à la vie privée. Un président du pays « inventeur » des droits de l'homme qui ferait voter une loi requalifiant l'un de ces droits en délit, voilà un acte qui serait compliqué à justifier, sans doute plus politiquement dommageable encore qu'un tir de Flash-Ball dans la figure d'un manifestant ou qu’une classe d'écoliers mise à genoux par de très fanfarons policiers. Bien entendu, quand Emmanuel Macron parle d'instaurer un processus « où on sait distinguer le vrai du faux et où on doit savoir d’où les gens parlent et pourquoi ils disent les choses », il entend davantage entraver la « haine » que la parole libre. Reste que, comme l'a fait remarquer un utilisateur (anonyme) de Twitter, lever l'anonymat sur Internet, cela reviendrait à se promener dans la rue avec son numéro de téléphone et son nom écrits sur le front. Un jour d'émeute, a-t-on envie d'ajouter.
Supprimer ou encadrer l'anonymat, selon le blogueur et polémiste belge Marcel Sel, dont ce n'est pas le vrai nom et qui s'est montré furieux lorsque celui-ci a été dévoilé sur Facebook voici quelques mois, c'est en fait « la porte ouverte à la chasse aux idées qu’on n’aime pas. La plupart des comptes anonymes veulent se protéger d’un patron, d’une corporation, du silence imposé à certaines professions. Comme on ne sait pas ce qu’on aura comme régime demain, il faudrait en fait renforcer cette protection ». Au départ, Marcel Sel s'était choisi ce pseudonyme pour se « protéger de pressions économiques ». Ce qu'il raconte en amateur sur son blog a l'art de déplaire, au point qu’il en arrive à perdre des clients dans le cadre de sa vie professionnelle. Aujourd'hui, en continuant de moins en moins anonyme mais toujours sous pseudo, il dit surtout protéger ses proches. « Chaque fois que quelqu’un brandit mon vrai nom pour essayer de me nuire, c’est mon entourage qui est visé. Intimidations par téléphone, menaces par mail, menaces de violence, de home-jacking… Vouloir supprimer l’anonymat, c’est ridicule. Les pires insultes racistes sur les réseaux sont souvent postées par des gens qui affichent leur nom ! » Gilles Vanden Burre, député fédéral Ecolo à la fois intéressé par la sécurité intérieure et le numérique, ne dit pas autre chose : « À ma connaissance, il n’existe pas de volonté en Belgique d'aller dans le sens des mesures prônées par Emmanuel Macron. Je ne suis pas convaincu que cela soit souhaitable : l'anonymat, s'il peut protéger certains harceleurs, protège aussi énormément les victimes. Il garantit en outre la liberté d'expression. De plus, en cas de délit grave, il est souvent possible de remonter jusqu'à la source... »
Techniquement, l'anonymat sur le Net est, de fait, très relatif. Il est certes de plus en plus simple de générer des adresses IP factices, mais cela reste plus compliqué que de taper « Mange tes morts, sale juif » sur Twitter planqué derrière un avatar de Super Dupont. En France, l'idée vers laquelle tend Macron et ses ministres serait d'exiger une pièce d'identité au moment de l'inscription sur un réseau social. Ce qui est sans doute plus cosmétique qu'efficace. Faut-il rappeler l'arrogance des responsables de Facebook et Twitter devant le Congrès américain au moment d'être questionnés sur l'ingérence russe dans les élections présidentielles de 2016 et la revente de données personnelles à des sociétés technologiques proches de l'extrême droite, de type Cambridge Analytica ? Qui dit que ces sociétés toutes-puissantes collaboreraient sans broncher avec la justice, a fortiori d'une nation étrangère, si cela entre en conflit avec leurs secrets commerciaux et même leurs convictions libertariennes ?
Vu le contexte social actuel, surtout en France, l'idée d'appliquer le concept de démocratie sans isoloir à Internet est, en soi, explosive. Bien entendu, une démocratie sans isoloir, ça existe déjà, c'est même tout à fait banal. Le Parlement, les conseils d'administration, les votes à bras levés et bon nombre de collectivités et de ménages fonctionnent de la sorte... Ce sont d’éventuels lieux de pouvoir, des lieux de débats parfois houleux et des lieux où les protagonistes ne se respectent pas forcément, mais une certaine étiquette y reste de mise. Or, ce n'est pas le cas sur Internet : tous les coups sont permis. Des gens qui n'étaient ni anonymes, ni très méchants, ont perdu leur travail et leur réputation pour des tweets mal compris. On y déterre des blagues d'il y a dix ans pour faire imploser des carrières. On y déterre des bouts de blagues décontextualisées pour détruire des réputations. L'annonce du décès d'une personnalité comme Karl Lagerfeld sert à lancer des débats violents sur le sexisme, l'obésité, l'anorexie, le féminisme, l'âgisme... Et celles et ceux qui s'y montrent les plus vindicatifs et menaçants ne sont ni forcément anonymes, ni même très haineux dès qu’ils s’éloignent d'un écran. Il y a dans les réseaux sociaux d'aujourd'hui quelque chose de Sa Majesté des Mouches et des romans dystopiques de J. G. Ballard, où des gens bien sous tous rapports sombrent dans la violence à partir du moment où ils sont contrariés dans un contexte anxiogène. Que des politiciens cherchent à imposer un modèle efficace dans leur sphère censée être un minimum policée, mais inapplicable à des réseaux et à des forums qui sont autant d'îles sauvages et de mini-mondes en guerre, pourrait donc s'avérer très dommageable. Certains ne manqueraient pas, en effet, d'y voir une preuve supplémentaire de la déconnexion des élites par rapport à ce qui demeure, pour une majorité d'entre nous, la vie de tous les jours. Fût-elle virtuelle.